(Contribution de Frédéric AUBRETON
Dirigeant de la Société PROSAPIENS, membre du Conseil d’Administration d’ADevComp)
J’échange l’autre jour avec l’artisan plombier de mon village : « voyez-vous monsieur Aubreton, il ne faut jamais oublier que ce qui compte dans le monde du travail, c’est de « savoir Y faire ». C’est bien cela que l’on attend d’un professionnel de métier. »
La formule, c’est vrai, ajoute au « Savoir-faire » ou même au « Savoir Le Faire ». Ce « Y » dit, en plus, quelque chose de la réalité vécue du travail, subjective. Il contient, en effet, toute la somme des expériences personnelles, tout le vécu rationnel et émotionnel, toute la singularité de la représentation d’une personne qui travaille.
Le « Y » ou la pensée du travail incorporée.
Dans sa dimension objective le travail est une action efficace finalisée qui transforme le réel. Dans sa dimension subjective c’est un « geste mental » rattaché à tout un système de représentations symboliques qui structurent l’action et se nourrissent de l’action réelle. L’univers mental personnel au travail est certes fait de règles prescrites mais aussi de règles personnelles d’action, de raisonnements, d’espoirs, de peurs et de confiance dans l’avenir, de relations aux autres, de sentiments identitaires, de valeurs….
Si l’organisation du travail agit sur l’action réelle, la formation (sous toutes ses formes, y compris l’autodidaxie), transforme et construit le geste mental juste, adapté pour agir. Combinés, les deux visent à produire l’action « appropriée » au contexte. Pour l’organisation, « l’approprié » est un objectif d’efficience de l’action collective. Pour le professionnel, c’est l’atteinte d’une cohérence entre le pensé et le vécu dans l’action. C’est une recherche permanente d’un équilibre psychologique. Deux approches qui ne sont pas sans nourrir de tensions.
Le « Y » du « savoir Y faire » indique donc que le travail n’est pas une simple application d’un savoir théorisé ailleurs mais une praxis, laquelle est individuelle mais aussi (et surtout) collective. Le « Y » relie le Travailleur à lui-même et à son environnement social avec lequel il est appelé à faire communauté. Sans un « Y » fort, le Travailleur est en quelque sorte incomplet, démuni face aux aléas. Certainement exposé et peu performant lorsque le travail se présente sous une forme peu prescrite. Ou à l’inverse guetté par la pénibilité psychologique dans un cadre de travail étroitement prescrit où l’« Y » est faiblement sollicité. Cela dit, le « Y » résiste toujours, même dans les contextes de travail les plus « taylorisées ». La littérature des récits ouvriers en témoigne.
La pensée « Y » nécessaire à l’économie et immanente au travail.
Dans une économie imposant des modes de travail flexibles, cette praxis professionnelle, (après avoir été longtemps mise à distance par l’Organisation Scientifique du Travail) redevient pourtant utile pour atteindre des objectifs économiques. Certains mouvements de pensée organisationnelle dits des « Entreprises Libérées » ou dans une moindre mesure dans le Toyotisme et ses déclinaisons, la promeuvent même.
Mais dans les métiers dits « artisanaux » par exemple, le « savoir Y faire » a été de tout temps reconnu et valorisé. Il est en rapport étroit avec la notion de qualification. Il est aussi identitaire, statutaire et fondement de la reconnaissance entre pairs. Le « Y » est un fait historique du travail et ne disparait jamais vraiment.
Investir dans le « Y » : entre nécessité, pragmatisme et reconnaissance.
De fait, penser son travail ou/et penser en travaillant se révèle bien être une activité de l’esprit particulière. Elle est complexe comme l’est toute activité intellectuelle. Elle l’est d’autant plus lorsque le « Y » est sollicité comme moyen de répondre aux exigences de l’action de travail s’émancipant (par choix ou par nécessité) du « tout prescrit ». Elle est singulière car la pensée du travail se structure autour d’axes de réflexion nombreux, tirés d’expériences personnelles. Elle fait appel à plusieurs « logiques », qui touchent autant aux processus mis en œuvre qu’à l’organisation et au contexte social dans lequel ils s’exercent et dans lequel le professionnel se situe statutairement.
Se donner pour objectif de développer les « praxis » peut certainement constituer une orientation renouvelée pour la formation professionnelle. Il nous semble stratégique au plan économique autant qu’éclairant pour la définition d’une politique de développement des compétences. Cela implique d’accepter puis d’affirmer la nécessité de guider le travailleur dans la conduite et le développement de sa pensée « Y ». Cela suppose aussi de vouloir résolument y investir ce qui n’est pas sans conséquence sur la contrepartie en matière de reconnaissance des qualifications. On voit bien qu’il y a là un champ de débat et de négociation professionnelle.
Impacts sur la formation professionnelle ?
Pour la formation professionnelle, cette approche par la praxis a nécessairement des conséquences. Elle implique des pratiques formatives qu’il faut chercher ailleurs que dans « l’expositif théorique » ou à l’inverse dans le « behaviorisme adaptatif » mais plus sûrement dans le développement de la pensée au travail elle-même.
La conception de l’action n’étant pas dissociable de l’expérience et de l’histoire de celui et celle qui agit, une formation visant le développement de la praxis doit en premier lieu être pensée sous forme de parcours de formation « expérientielle » où le « formateur » est un d’abord révélateur d’expérience, un appui à la prise de conscience d’un vécu professionnel organisé.
En second lieu, il s’agit d’outiller la « pensée au travail ». C’est certainement le plus important. Il y a dans la structure même de cette pensée quelque chose de « commun » dépassant les singularités de l’expérience. Dans le langage du monde professionnel, dire de quelqu’un il/elle « sait travailler », c’est dire et reconnaître qu’il/elle sait penser son travail. Et (ce qui peut être contre intuitif), sans forcément faire référence à tel ou tel processus technique particulier ou telle règle de l’art. Ainsi il y a comme une « grammaire » de la pensée au travail, transversale aux techniques, parfois même aux métiers. Maints exemples de reconversions réussies reposent sur ce principe.
L’accompagnant à la praxis est donc nécessairement un professionnel qui maîtrise cette grammaire. Il est « analyste du travail » au sens large et sait décrire le travail réel. Il est aussi « réfléchissant » car il permet à celui ou celle qu’il accompagne, par effet miroir, de conceptualiser. C’est un professionnel de l’accompagnement du mouvement réflexif de la pensée.
Notons que la mise en œuvre de ces pratiques ne saurait incomber uniquement aux organismes de formation (même si nous pensons qu’ils ont tout intérêt à s’en emparer). Les organisations économiques et les acteurs des systèmes de l’emploi ont un rôle principal à jouer en la matière. C’est d’ailleurs (pour les entreprises au moins), leur intérêt immédiat. Et comme l’entretien et le développement de la compétences « Y » (puisque c’est ainsi que nous voulons la désigner) apparait prendre une importance socio-économique croissante dans un monde qui change, cela justifie certainement le recours à une politique organisée d’intérêt général inscrite dans la continuité.
La compétence « Y » relève en effet du temps long pour ses apprentissages : tout au long d’une vie professionnelle. Elle mérite donc d’être « jardinée » en continu dans un écosystème propice comme on le ferait d’une plante. Le développement d’organisations apprenantes (c’est-à-dire laissant la place à la conceptualisation du travail partagée), la généralisation de pratiques visant à « co-dire le travail » (1) au sein de réseau de pairs professionnels, les pratiques d’explicitation de l’expérience, l’alternance intégrative … sont des pratiques (non exhaustives) relevant de la culture et de l’entretien du « Y ».
La compétence « Y », comme axe structurant d’une politique de formation tout au long de la vie ? Il y a certainement là matière à penser.
(1) voir notre article « Co–dire le travail » pour mieux articuler emploi et formation. Par Frédéric Aubreton et Yves Monteillet. Dans Éducation Permanente (2022/3 N° 232)